Carol Willis A u cours des années vingt, les Américains se rendirent compte plus que jamais que leur avenir résidait dans la ville. Les statistiques fournies par le recensement de 1920 montraient que le pays était pour la première fois à...
moreCarol Willis A u cours des années vingt, les Américains se rendirent compte plus que jamais que leur avenir résidait dans la ville. Les statistiques fournies par le recensement de 1920 montraient que le pays était pour la première fois à majorité urbaine, et tout laissait augurer une poursuite du processus de concentration \ Face à cette nouvelle identité urbaine, les Américains réagirent, entre autres, par un intérêt grandissant pour la ville de l'avenir, en particulier la ville de gratte-ciel. Dans les quotidiens et leurs suppléments du dimanche, dans les magazines, les livres et les films, dans les expositions présentées aux musées, aux grands magasins et aux grandes foires commerciales, les Américains contemplèrent d'extraordinaires anticipations de ces agglomérations de gratte-ciel de l'avenir. Ils furent ainsi des milliers, au mois d'octobre 1925, à visiter, chez John Wanamaker -un grand magasin de New York -une exposition intitulée la Ville des Titans -rétrospective de New York en images de 1926 à 2026. Conçue simultanément à des fins de publicité et comme un divertissement populaire, l'exposition se composait d'immenses fresques représentant une spectaculaire métropole de gratte-ciel, avec de gigantesques tours à redans régulièrement espacées et reliées par des voies de communication étagées, des trottoirs ombragés d'arcades et des passerelles pour piétons joignant les étages supérieurs. Les grandes et belles artères de cette ville futuriste étaient représentées en réduction par les couloirs du magasin, tandis que des maquettes de gratte-ciel aux formes et aux couleurs insolites recouvraient les piliers, créant l'illusion d'un véritable « Grand Canyon du futur » 2 . Cette Ville des Titansétût caractéristique d'une nouvelle image de l'avenir urbain née dans les années vingt -métropole moderne reconnaissable à sa forte densité, à son haut niveau technologique et à son urbanisme concentré. A l'opposé, la plupart des prophètes de la fin du xix e et du début du XX e siècle avaient prédit l'avènement d'une ville de tours géantes serrées les unes contre les autres -un urbanisme chaotique, agglutiné et fourmillant d'astuces technologiques. Au début des années vingt, cependant, cette image plutôt alarmiste d'une croissance incontrôlable céda le pas à des prophéties plus optimistes annonçant le règne d'un ordre urbain absolu. Quelques architectes plus clairvoyants que les autres se mirent alors à imaginer une cité idéale à la fois transformée par la technologie et rationalisée par l'urbanisme. L'image optimiste qu'ils proposaient d'une agglomération de gratte-ciel modernes fut vite adoptée par le public et par un grand nombre d'autres architectes. Dès la seconde moitié de la décennie, cette cité de tours rationalisée s'était imposée comme la nouvelle image populaire de l'avenir urbain. Bien que les utopistes américains eussent traditionnellement évité la ville, ces prophètes des années vingt exprimèrent, dans leurs projets d'architecture urbaine, un optimisme quasi unanime 3 . Tous étaient convaincus que la science et la technologie allaient résoudre la totalité des problèmes sociaux, et tous croyaient au pouvoir libérateur de la machine. Mais leur foi dans l'inexorabilité du progrès technologique s'appuyait aussi sur une nouvelle confiance dans leur capacité de modeler l'avenir de la ville. Armés du nouveau principe du zonage et inspirés par les récentes percées révolutionnaires dans le domaine du génie civil, des transports et du bâtiment, ils comptaient bien édifier des villes de gratte-ciel ordonnées, saines et fonctionnelles -en un mot, l'exact opposé des villes d'alors. Résumant cet idéal dans un essai paru en 1930, The New World Architecture, le critique Sheldon Cheney lançait cet appel : « Rêvons d'une ville belle, aux murs propres, éclatante de couleurs, majestueusement sculpturale, et tournée vers le ciel ; et rêvons-la simple, pratique et sans heurts, aérée, légère... Pensons-la, imaginons-la, et notre rêve se réalisera un jour. » Le gratte-ciel semblait tout désigné pour devenir l'instrument de ce nouvel ordre urbain, car, dans les années vingt, l'immeubletour était devenu pour les Américains une source de fierté et d'identité nationales 4 . Qu'il ait suscité l'émerveillement ou l'appréhension, l'admiration ou la critique, le gratte-ciel était unanimement reconnu comme l'expression quintessentielle de l'Amérique dans l'architecture. Il était, comme le proclamait l'architecte Claude Bragdon, « le symbole de l'esprit américain : Tour dorique d'AdolfLoos, présentée au concours du remuant, centrifuge, en équilibre instable ». Même Lewis Mumford, gratte-ciel du Chicago Tribune en 1922.