Le choix d'un objet de recherche rétif aux catégories de la littérature générale et comparée force le développement de stratégies explicatives, et oblige à porter l'inquiétude dans nos manières de faire critiques. Le cas turc semble être...
moreLe choix d'un objet de recherche rétif aux catégories de la littérature générale et comparée force le développement de stratégies explicatives, et oblige à porter l'inquiétude dans nos manières de faire critiques. Le cas turc semble être à même de remplir un tel office, par sa valeur de dérangement et de dépaysement de la littérature générale et comparée. C'est un objet qui semble se situer dans un hors-champ, ou dans un angle mort de la discipline, et qui fait figure de cas-limite, et ce pour au moins trois raisons. La littérature turque paraît d'abord absente de la cartographie institutionnelle de la discipline, fondée sur la philologie romane. L'étude des langues et des littératures européennes y est très largement majoritaire (domaines anglophone, germanophone, hispanophone, lusophone, italophone, russophone). Le découpage institutionnel de la discipline, fondée sur la philologie des langues et des littératures européennes, relègue à la marge les littératures non européennes et situe donc la littérature turque en-dehors de la littérature comparée. Adresse institutionnelle des « Autres de l'Occident », les Langues' O 1 semblent entériner une différence de nature entre littérature générale et comparée et littératures orientales et asiatiques 2 , mettant en lumière l'européocentrisme de la discipline. L'incursion extra-européenne au sein d'une discipline qui se prétend générale révèle l'inégalité criante des traitements institutionnels « des » littératures. Les départements de littérature comparée ont pourtant produit un dispositif théoricoinstitutionnel de prise en charge des littératures extra-européennes : les études postcoloniales. Mais la littérature turque se trouve là encore dans un état d' « exception », sur un double plan historique et linguistique : d'une part la Turquie n'a jamais été colonisée et a même été, pendant des siècles, une puissance impériale ; d'autre part, le turc n'appartient pas au domaine traditionnel des langues europhones qui sont traditionnellement objets de l'attention des comparatistes. Cette langue représente même, pour le philologue européen, une étrangeté superlative, sans commune mesure avec les langues romanes, et n'appartient pas à la famille des langues indo-européennes. Au sein de l'orientalisme, la langue et la littérature turques semblent même occuper une place mineure par rapport à l'arabe, qui représente un Orient musulman plus « familier », moins introuvable que le turc : même si l'Empire ottoman a représenté le califat pendant des siècles, et même si la Turquie appartient au monde musulman, la 1 L'INALCO, Institut National des Langues et Civilisations Orientales 2 La turcologie fait une entrée modeste et tardive dans l'université française : en 1961 et 1962 sont créées les chaires d'Aix-en-Provence et Strasbourg ; plus tard, elle intégrera l'EHESS et le CNRS. En 1999 est créée la Chaire d'Histoire ottomane au Collège de France.