Si la science est souvent pensée comme une entreprise universelle, son histoire et ses modalités d’émergence varient pourtant selon les contextes historiques, géopolitiques, technologiques, culturels. En France, de nombreux travaux...
moreSi la science est souvent pensée comme une entreprise universelle, son histoire et ses modalités d’émergence varient pourtant selon les contextes historiques, géopolitiques, technologiques, culturels. En France, de nombreux travaux (Blondiaux et Richard, 1999 ; Blanquet, 2002 ; Tétu, 2002 ; Boure, 2007 ; Fleury et Walter, 2007 ; Dacheux, 2009) portant sur « l’histoire officielle » des Sciences de l’information et de la communication (SIC) soulignent une institutionnalisation, favorisée par une demande sociale, en 1975 et sa consolidation à partir de 1980 (Boure, 2002). Discipline récente tant sur le plan institutionnel que sur celui de la production des idées et des théories, les SIC se sont très vite étendues à l’Afrique francophone (Atenga, 2019).
Au Cameroun, nous constatons qu’elles constituent un « objet de connaissance » (Miège, 2004) depuis près d’une soixantaine d’années. Elles sont souvent conçues et enseignées à partir des modèles importés, en référence ici aux influences des traditions académiques anglo-saxonnes et françaises. Cette situation s’inscrit dans la continuité d’un héritage colonial encore prégnant dans les structures universitaires du pays. Il convient de souligner, par ailleurs, qu’une production scientifique de plus en plus massive est perceptible dans ce domaine. Même si celle-ci reste largement ignorée à l’international (Atenga, 2019), ou encore « en attente de reconnaissance » (Cabedoche, 2023 : 451). Cet état de choses pose le problème des modalités d’ancrage et d’énonciation de la recherche depuis un espace ou un territoire donné. Comme l’a souligné Donna Haraway (1988), la production des savoirs est toujours « située », c’est-à-dire inscrite dans des rapports sociaux, des territoires, des langues et des régimes de pouvoir scientifiques. Cette dynamique permet d’inscrire cette réflexion dans une épistémologie qui considère la production et la circulation des savoirs comme indissociable des rapports de pouvoir. La problématique au cœur de cette réflexion s’intitule comme suit : comment se sont constituées les « SIC camerounaises » ? Dans quelle mesure leur institutionnalisation reflète-t-elle une dépendance aux modèles épistémologiques exogènes ? Cette étude s’inscrit dans une perspective critique de la production des savoirs en contexte postcolonial. Elle mobilise le concept de colonialité des savoirs (Quijano, 2007 ; Mignolo, 2014). Il est surtout question d’interroger les rapports de pouvoir qui structurent l’enseignement et la recherche, notamment à travers la reconduction de modèles académiques occidentaux dans les universités camerounaises (Tsehaye & Vieille-Grosjean, 2018 ; Kane, 2012). Cette forme de dépendance intellectuelle (Ndlovu-Gatsheni, 2018) participe à la marginalisation des épistémologies africaines. De même qu’elle renforce la déconnexion entre les savoirs transmis et les réalités socio-culturelles locales (Mbembe, 2016). Des auteurs comme Jean Copans (2010) estiment, cependant, que cette domination n’est pas uniquement exogène. Elle est aussi reproduite de l’intérieur, par les élites académiques africaines elles-mêmes.
La méthodologie adoptée s’articule autour de deux outils mobilisés pour mieux rendre compte des phénomènes observés. Nous avons, d’abord, mené une analyse documentaire en se basant notamment sur les programmes de formation, bibliographies, mémoires de recherche et cadrages institutionnels. Nous avons également eu recours à la démarche ethnographique. Celle-ci a consisté à observer et à prendre part à des activités scientifiques et pédagogiques à l’Université de Douala et de Yaoundé I. Ainsi, notre participation à des séances de cours avec des étudiants, de soutenances de mémoires et thèses de doctorat et des séminaires avec des étudiants, des doctorants et enseignants-chercheurs en SIC, lors de nos récents séjours au Cameroun (18 juillet-3 août 2022 ; 20 juillet-2 août 2023 ; 29 juin-15 août 2025), s’est avérée indispensable. Étant nous-mêmes impliqué dans le champ des SIC en tant qu’enseignant-chercheur, le recours à l’approche de l’ « objectivation participante » (Bourdieu, 2003) s’est avérée nécessaire pour concilier immersion dans le terrain et distanciation analytique. Pour ce faire, nous avons adopté une posture réflexive sur notre propre trajectoire intellectuelle, institutionnelle et scientifiques, en nous appuyant sur les « expériences de soi » (Ngono, 2021).
Les résultats montrent que le développement des SIC au Cameroun s’est construit autour de deux logiques complémentaires : cognitive et sociale. Ils démontrent enfin que les savoirs locaux en SIC sont encore largement dominés par des cadres épistémologiques occidentaux. Bien qu’une prise de conscience, encore timide, semble amorcer l’émergence d’une épistémè locale cherchant à se dégager de l’influence coloniale. Bien qu’une prise de conscience, encore timide, semble amorcer l’émergence d’une épistémè locale visant à s’affranchir de l’influence coloniale, la production scientifique reste largement encadrée par des logiques dominantes. Ce maintien s’opère notamment par un « transfert de modèles » (Correa et Ndiaye, 2023) qui perpétue une forme de dépendance épistémique et empêche les savoirs produits localement de s’autonomiser face aux paradigmes importés.