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Le pas encore au-delà

2021, Kwartalnik Naukowy Fides et Ratio

https://doi.org/10.34766/FETR.V48I4.987

Abstract

La phénoménologie dans son Idée même accomplit un pas au-delà de l'attitude naturelle. Mais la phénoménologie française semble aller plus loin encore et se porter aux limites de cette Idée. On cherchera dans cet article à dégager quelques traits communs à des oeuvres par ailleurs très diverses, comme peuvent peuvent l'être les phénoménologies de Jean--Luc Marion et de Maurice Blanchot

References (53)

  1. mandat de personne » 38 . Pourquoi choisir « ce jeu insensé d'écrire » (Mallarmé) 39 , et cet exil du monde, mais sans espérance? Par un appel que le Livre à venir nomme un appel de l'oeuvre: « L'oeuvre demande cela, que l'homme qui l'écrit se sacrifie pour l'oeuvre, devienne autre, devienne non pas un autre, non pas, du vivant qu'il était, l'écrivain avec ses devoirs, ses satisfactions, et ses intérêts, mais plutôt personne, le lieu vide et animé où retentit l'appel de l'oeuvre » (Blanchot, 1986, 293) -mais combien cet appel est étrange, qui ne vient de personne, appelé par l'oeuvre certes mais parce qu'appelé par le travail de l'oeuvre, celui qui ne destine à rien sinon au pur Dehors, à l'interminable nuit où tout a disparu. Pour celui qui entre dans ce rapport, non plus à l'être mais au neutre, que se passe-t-il? Il faut s'attendre à ce que rien ne se passe, à ce qu'aucun événement ne vienne. Tout le récit de 1962, L'attente l'oubli, serait à relire comme le récit d'un temps sans événement, où « il n'est pas de Présent » (Mallarmé) et où l'événement est ce qui ne vient pas. Plusieurs fois revient la même question, avec la même réponse: « -Est-ce que cela arrive? -Non, cela n'arrive pas » (Blanchot, 1962, 151-153, 158). Récit à relire donc comme une phénoménologie du non-événement pris entre son attente et son oubli. Mais entre-temps l'écrivain veille -il veille sur l'insurveillé (Blanchot, 1962, 89 sq ; 1971, 251), ou bien il veille sur le sens absent (Blanchot, 1980, 72) 40 , et en cela témoigne d'une nuit qu'aucun événement ne vient interrompre. Comme peut l'écrire Marlène Zarader dans un livre remarquable portant sur Maurice Blanchot: « En tant que tel [l'écrivain] témoigne du neutre » (Zarader, 2001, 217) 41 , et François-David Sebbah: « On peut dire que, chez Blanchot, la "littérature" se tient tout entière, en ce qu'elle a de plus propre, dans le témoignage de l'épreuve du neutre ou de l'autre nuit » (Sebbah, 2008b, 226) 42 . Tout cela paraît étrange, mais l'exigence d'écrire ne peut que vouer l'écrivain à l'étrangeté, ou à l'impossible. Très tôt chez Maurice Blanchot l'expérience littéraire est apparue comme une expérience impossible, de sorte que l'appel de l'oeuvre reconduit l'écrivain « vers ce point où elle est à l'épreuve de l'impossibilité » (Blanchot, 1986, 316) 43 . Qu'à cet appel pourtant il faille répondre, que l'écrivain soit celui à qui revient de répondre à cette injonction « il faut écrire » 44 , Maurice Blanchot le dit aussi en toute clarté dans une formule décisive de L'Entretien infini: « Nommant le possible, répondant à l'impossible » (Blanchot, 1969, 68).
  2. « C'est un mandat. Je ne puis, selon ma nature, qu'assumer un mandat que personne ne m'a donné.
  3. C'est dans cette contradiction, ce n'est toujours que dans une contradiction que je puis vivre » (cité dans: Blanchot, 1986, 44 sq. -voir aussi: Blanchot, 2019, 192).
  4. Voir ibidem, 82-85: la description de cette veille.
  5. Ce que l'auteur explicite aussitôt ainsi: « Si le poète ou plus généralement l'écrivain est le témoin (passif, involontaire et fasciné) du neutre, un autre [le penseur] ne peut-il pas, ne doit-il pas, s'en instituer délibérément le gardien? ».
  6. Mais ce constat laisse bien des questions: « Un témoignage sans personne pour attester? Un témoignage sans que rien ne soit attesté? » (Sebbah, 2008b, 234).
  7. Et dans: Blanchot, 1988, 105: « L'oeuvre attire celui qui s'y consacre vers le point où elle est à l'épreuve de son impossibilité » (phrase reprise presque à l'identique -ibidem, 213).
  8. Sur cette exigence d'écrire, voir au moins à son début Philippe Lacoue-Labarthe, « Il faut », dans: Lacoue-Labarthe, 2002. Bibliographie:
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