Mythologie de" Bruits"
Abstract
Le méta-discours qui sourde autour de la notion de « bruit » semble prendre la forme d'un paradoxe. Comment une notion-qui à elle seule a le pouvoir de rassembler le désordre, l'accidentel et l'impromptu-pourrait se targuer d'autant de vertus ? La notion de « bruit » peut-elle être encore pertinente pour l'artiste sonore d'aujourd'hui ? Il semblerait que la notion de « bruit », dans le discours esthétique comme dans la pratique artistique, ait pris la forme d'un « idéologème » : une notion qui tend plutôt à l'homéostase des discours et des expériences sensibles qu'elle engage, à la redondance massive jusqu'à la négation de l'accidentel lui-même. Bref, « bruit » n'aurait-il pas définitivement intégré l'axe de régulation du méta-discours artistique et esthétique ? Mythologies de « Bruit » « Le groupe immune est convaincu d'avoir beaucoup de bonnes choses à dire de lui-même ; pour cela, il lui faut un baldaquin de bruit festif au-dessus de ses têtes. » SLOTERDIJK, 2005, p. 337 je vais, dans cet article, parcourir des chemins. Tout ce que je vais esquisser sur le « bruit » ou les « bruits » sera le résultat du maillage de ces pistes parcourues et tracées. Aucune n'a la prétention d'arriver à point final et tous les jalons que je vais rencontrer, notamment dans les schémas qui serviront d'illustration à ces pistes, ne sont que les points de rencontre de ce maillage. Ce qui formellement pourrait ressembler à un réseau, c'est-à-dire à une succession de sites d'occupation reliés par des lignes droites, doit être pensée autrement. Cet article est plutôt un promenade autour d'une notion, ce sont les chemins qui comptent. Je vais donc tenter dans cet article de dresser la cartographie de mon cheminement au milieu de ce problème : « bruit ». Cette cartographie, ce maillage, est intimement lié au lieu d'où j'ai pensé cet article : l'atelier, mon atelier. C'est important de préciser qu'il s'agit d'un article qu'on pourrait qualifier de « poïétique ». Les « cheminements » que je vais proposer sont liés à ma pratique artistique. Justifiant aussi le nombre de précautions nécessaire à l'explication du dispositif même de cet article : la
References (22)
- « J'emprunte ce terme au plateau de la presse d'imprimerie : "support horizontal soutenant une plaque d'imprimerie horizontale". Et je propose d'utiliser ce mot pour décrire le plan du tableau tel que le concevaient les années 1960 -surface picturale horizontale dont la position angulaire par rapport à la station humaine verticale conditionne le contenu qui s'y inscrit . » Le tableau n'est plus seulement cette fenêtre ouverte sur un monde, mais une surface d'inscription.
- « Le plan pictural en plateau (flatbed) fait symboliquement référence à des surfaces dures, comme des dessus de table, des sols d'atelier, des cartes, des panneaux d'affichage, n'importe quelle surface réceptrice où sont éparpillés des objets, insérés des données, sur lesquelles on peut recevoir, imprimer des informations, de façon cohérente ou non . »(STEINBERG, [1972] 1997, p. 1036)
- Marcel Duchamp, il conclut : « la surface peinte n'est plus la traduction de l'expérience visuelle imposée par la nature mais celles de procédés opérationnels.»(STEINBERG, [1972] 1997, p. 1036, c'est moi qui souligne)
- Ill. 13. Unser-score (Hard lines pour percussion). Work in progress. Collection de l'artiste. Pour nous, la surface « flatbed » inaugure l'oeuvre comme un champ, sans fixité des formes convoquées, ouvert sur une plasticité en acte faite de courts-circuits, de confrontations et de contaminations. L'oeuvre n'est que l'actualisation temporaire de ce champ traversé par des matériaux et des gestes, ouvert sur l'espace, sur le milieu d'accueil. L'oeuvre comme prégnance ouverte se manifeste du noeud qui se fait des mouvements entre l'auteur, le spectateur et la circonstance.
- Ill. 14. The Exorcist-Antiphon Dub : Partition à l'échelle 1 pour basse. Collection particulière. Rapporter à la question du « bruit », nous pouvons imaginer un bruit « flatbed » que je vais nommer un bruit « fade » en référence à un ancien texte que j'ai écrit sur les modalités d'apparition de l'objet sonore (Mathevet, 2013) qui me semble complémentaire à cet article. de captation, qui laisserait à l'auditeur idéal la possibilité de sa savouration et, de part sa réception, éloignée de la chaîne signifiante à laquelle il appartient, se donne les possibilités d'une re- diagrammatisation, c'est-à-dire d'une remise en circulation de ce « bruit ».
- L'oeuvre comme surface sensible re-dynamise les fragments signifiants et/ou insignifiants récoltés, elle ouvre de nouvelle perspective et propose de nouvelles lignes de fuite qui se construisent, à part égale, par l'artiste et l'auditeur-spectateur dans le moment de réception. « Savouration » Neutre Bruit «fade» Re-diagrammatisation du son. Tableau : horizon [percept-affect-concept] du bruit « fade ».
- Ill. 15. Croquis préparatoire pour le Radiomaton (Célio Paillard et Frédéric Mathevet, 2013) Que reste-t-il de « bruit » dans un monde où le « mickey mousing » s'est généralisé et globalisé ? Comment, dans une société qui compose et qui calibre tous les bruits de son environnement comme une bande sonore, le musicien peut-il espérer écouter et concevoir des « bruits » au premier degré ? Force est de constater que les « bruits » ne sont désormais que des signes interchangeables sur l'axe paradigmatique du grand syntagme sensible post-capitaliste.
- « Avant d'être structurés par le langage, ou « comme un langage », les contenus (significatifs) sont structurés par une multitude de niveaux micropolitiques. (…) Chaque formation de pouvoir organise un système de redondance de contenu. La machines d'expression, qui surplombe l'ensemble de ces formations, n'est là que pour normaliser les formalisations locals, pour traductibiliser, centraliser, une signification invariante reconnue par l'ordre dominant, mettre à jour un consensus. Guattari, [1977] 2012, p. 410-411)
- » Il ne peut donc rester de « bruit » que ce son inexplicable, relayé au grenier, par lequel commence tout bon film d'horreur. Un bruit annonciateur d'un désordre diégétique qui a définitivement déserté le sensible clinique de notre société. Le « bruit » à qui on a imposé une forme est simultanément dépossédé de toute sa vigueur « plastique » : à la fois informante, déformante et explosante. Idéalement, le bruit « fade » est la quête de ce « bruit » débarrassé de tout étalonnage. Il passe par l'écriture et la pratique d'un sonore et d'un musical intégrant les dimensions écologiques de ses possibles apparitions (Mathevet, 2012). Une auscultation du bruit, entre les coutures parfilées du film. 'appuient sur des catégories musicales anti-discursives (informelles et/ou abstraites) ou téléo- discursives (immanence du processus) (Leblanc, 2013). « l'expérientiel » (Leblanc, 2013). La bande dessinée comme paradigme de l'écriture ambiguë et mutationnelle (Mathevet, 2015) nous a été d'un grand secours pour mentaliser notre écriture singulière du sonore, du musicale et du visuel. En effet, la bande dessinée est tout entière soumise à une écriture double, schizographique, qui est à la fois topologique et linéaire. Non pas soit l'un, soit l'autre, mais toujours les deux, au même moment. Dans chaque vignette, la lecture se fait de l'espace et du texte, comme chaque lecture de page se fait à son tour de l'espace et du texte. Cette écriture gigogne singulière fait de la bande dessinée une écriture précipitée sur le tranchant de l'espace et de la linéarité. Ainsi, chaque trait est funambule.
- Topologique, le trait décrit un espace géométrique, mais dans le même moment, pris par l'histoire qu'il raconte, il discoure comme du langage. C'est sans doute la raison qui permettra à Henry Van Lier 9 de faire de la BD l'art du vingtième siècle impliquant non seulement la topologie géométrique classique mais, avec elle, une typologie différentielle. Dans cette écriture gigogne les emboîtements ne se font pas de changement de plans et de variations de cadrages, mais de transformations et de mutations catastrophiques. https://www.youtube.com/watch?v=MRnhMxc5ghk
- VAN LIER, Henry, Anthropogénie, Les Impressions Nouvelles/ Fondation Anthropogeny Henry Van Lier : Lièges, Belgique, 2010, 1029 p..
- Ill. 16. Croquis préparatoire pour The Exorcist-Antiphon Dub. Ces mutations catastrophiques, et nous terminerons temporairement notre propos par ceci avant de vous inviter à consulter les différents documents sonores et vidéos qui restent de cette performance, sont possibles parce que l'écosémiose ou la sémiotique plastique dont nous avons parlé plus haut, nous de mutation. Tous les éléments convoqués n'ont jamais de propriétés intrinsèques, ils sont saisis dans le mouvement de leur transformation possible. Ces transformations passent par l'approche rigoureuse de ce qui permet au sonore de s'appréhender. Non pas seulement l'instrument et la machine mais l'ensemble du dispositif pensé comme méta-instrument (Mathevet, 2010). Non pas seulement le résultat sonore supposé puis projeté dans l'espace (vacuum), mais l'ensemble des sons, des objets et des corps en présence comme la constitution d'un environnement (plenum) qui engagent des relations de coprésence. Il s'agit de la condition sine qua non pour que le bruit puisse nous permettre de repenser notre compréhension entre la forme et le processus.
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